S’il est vrai que la croissance économique, c’est l’augmentation dans le temps de la production de biens et de services marchands, alors la décroissance implique de sortir partiellement de la marchandisation. De fait, la production implique nécessairement la transformation constante de choses en marchandises soumises à la loi de l’offre et de la demande et ouvertes à la consommation. En ce sens, la conjugaison de la marchandisation et du consumérisme permet la croissance économique. Pour que cette dernière reste possible, il faut que la sphère marchande progresse toujours un peu plus année après année. Or, au fur et à mesure que le rapport marchand au monde s’étend, la vie sociale et la nature sont envahies. Les conséquences occasionnées dans ces deux milieux sont catastrophiques.
L’entrée de la nature dans la sphère marchande a eu pour corollaire sa réduction à une valeur financière. Pourtant, la nature est loin de se limiter au service économique qu’elle peut éventuellement rendre. Elle est au contraire intrinsèquement inappréhendable par la monnaie et inassimilable à son utilisation humaine. Un chêne n’est pas réductible à du bois de chauffage, un animal à un morceau de viande ambulant, une forêt à un anxiolytique pour citadin déprimé. L’oublier, c’est commettre une erreur fondamentale sur la nature de la valeur et la valeur de la nature.
Un argument paradoxal est cependant souvent invoqué par des écologistes inconséquents : pour mieux protéger la nature, il faudrait la valoriser financièrement. C’est ce que sous-entend le fameux rapport Stern de 2006 sur l’économie du changement climatique en énonçant que « le changement climatique est la plus grande défaillance du marché jamais observée ». Cette phrase invite en effet à mieux quantifier la valeur économique de la nature pour que le prix de marché intègre les dommages faits à l’environnement. Pour résoudre la crise climatique, il faudrait donc internaliser les externalités. C’est une erreur d’analyse regrettable : le marché ne pourra jamais représenter fidèlement une valeur par essence non marchande. Cette confusion conduit à des absurdités comme la politique du pollueur-payeur. Instituer arbitrairement un prix économique à la pollution est très loin de résoudre le problème environnemental. Le pollueur qui s’acquitte de son amende monétaire n’a pas pour autant restauré l’écosystème qu’il a abimé. Si l’amende pour l’abattage illégal d’un chêne est de 100 euros, le paiement de cette somme ne rétablira pas l’arbre sur ses racines.
Ainsi, la marchandisation de la nature permet la destruction des écosystèmes en entretenant le mythe que le marché peut tout intégrer, que l’argent peut tout acheter, et vendre. Le changement climatique n’est pas une défaillance du marché car le climat ne pourra jamais être marchand.
Non contente de ces dommages environnementaux, la marchandisation a aussi peu à peu contaminé la vie sociale l’entamant dans sa vitalité. Dans son ouvrage « la grande transformation », le sociologue hongrois Polanyi s’attache à exposer le drame qui a conduit la sphère marchande à absorber la vie sociale et politique. Jusqu’à l’aube de l’âge moderne, la vie sociale et économique était régie par des principes de réciprocité, avec une logique de don contre don, ou de redistribution assurée par une autorité centrale. Autrement dit, l’économie était encastrée dans les relations sociales et ne se limitait pas à l’accumulation marchande de richesses. Avec l’expansion de l’institution du marché, la société est de plus en mesurée à cette aune : l’économie est désencastrée des relations sociales. Dans ce contexte, le lien social devient une marchandise comme les autres. Or, dans la mesure où l’essence des relations humaines réside dans leur gratuité, leur marchandisation implique leur destruction.
Le lien social s’oppose intrinsèquement à toute logique marchande. Il sous-entend solidarité, gratuité et don. Le service « veiller sur mes parents » proposé par la Poste est en ce sens symptomatique d’un changement d’époque qu’on peut qualifier d’inquiétant. Il offre, contre monnaie sonnante et trébuchante, un passage quotidien du facteur chez des personnes âgées afin d’assurer une présence continue. De deux choses l’une. Premièrement, cette nouvelle formule n’est en fait que la marchandisation d’une relation humaine préexistante entre le facteur et le client. Deuxièmement, elle illustre la marginalisation de l’espace exclusivement réservé aux liens interpersonnels dans une société marchande. Les familles et amis, contraints par le système dont ils participent, ne peuvent offrir mieux à leurs proches qu’un service social mercantile.
Logique marchande et lien social sont donc clairement antagonistes. L’extension du rapport marchand au monde a lieu au détriment des rapports humains, fondés sur la gratuité et le don.
Fort de ces convictions, Alter Kapitae lutte contre toute forme de marchandisation de l’environnement ou de l’humain afin de véritablement défendre la richesse inestimable qu’ils représentent.
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